vendredi 10 février 2012

Questions à Armand Bernardi, producteur et réalisateur d’une série de 6 films documentaires autour de grands thèmes éducatifs : l’autorité, l’éducation à l’image, le corps, la mort, les rêves et les inégalités.


(entretien avec les représentantes de l'association QUOKKA à Paris)

Avant de réaliser la série « Faire face », vous avez enregistré durant trois ans (de 2008 à 2010) des rencontres et des débats entre environ 13 000 enseignants et des acteurs engagés dans une réflexion sur la société. Pensez-vous que cela puisse aboutir à des changements à venir au sein de l’école ? 

Armand Bernardi – Pas à moyen terme. Ces rencontres organisées par la Ligue de l'enseignement et Milan Presse ont eu lieu dans le cadre de la formation continue des enseignants au sein des IUFM (Instituts universitaires de formation des maîtres). Environ 120 experts furent invités à partager leurs savoir-faire dans l'idée que ceux-ci pourraient aider aux changements futurs de l'école. Ces scientifiques, psychanalystes, philosophes, responsables de formation et autres personnes engagées dans le mouvement de la société, ne venaient pas donner aux enseignants des outils formatés, ni des réponses directes aux problèmes de gestion de classe à l'école. Ils invitaient à une réflexion plus profonde. Or, nous avons surtout rencontré des enseignants désemparés. Le thème qui les a motivés prioritairement fut celui de l'autorité. Ensuite venait celui des inégalités. Les autres thèmes pourtant fondamentaux de l'éducation, que l'on retrouve dans la série "Faire Face", leur ont semblé accessoires tant ils vivent dans l'urgence.
Faut-il être pessimiste alors pour l’école de demain ?  
A. B. – Oui et non à la fois. Nous avons encore du chemin à faire. Les "fondamentaux de l'éducation" qui donnent leur cohérence à ces savoir-faire ont quasiment disparu de notre société et de notre langage. La série "Faire Face" s'est donnée pour objectif de les mettre en premier plan. Tant que nous ne les aurons pas retrouvés et partagés, nous – parents, enfants et institutions - ne pouvons pas prétendre à construire l'école future. En même temps, les temps de crise peuvent être de vraies opportunités pour changer les choses. Nous parlons actuellement de "crise économique". Mais si nous faisons l'effort d'élargir notre champ de réflexion, nous voyons plutôt une "crise de valeurs", une crise intérieure qui touche tout être humain. Jusqu'au milieu du XXème siècle, on a considéré la Terre comme une ressource infinie de richesses et l'Humain comme limité (par ses conditions de naissance, ses compétences, sa richesse); aujourd'hui, on voit bien que les richesses terrestres sont limitées et que l'Humain est à considérer comme "illimité". C'est à mon sens cette mutation profonde que notre société va devoir effectuer. Ce sont les bases de l’éducation qui vont déterminer notre monde futur.
De quel ordre serait alors notre responsabilité parentale ?  
A. B. – La tâche semble énorme car nous avons délégué peu à peu (depuis les années 50) nos responsabilités parentales de l'éducation à des institutions…. La grande différence avec le passé est que les réponses à nos questions ne viendront pas "d'en haut", elles surgiront de nous-mêmes. Il nous faut retrouver la Philosophie du bon sens, qui n'est pas la philosophie à l'emporte-pièce du café du commerce ou des émissions télévisées. Cette Philosophie du bon sens pour éduquer n'est pas naturelle, elle s'apprend et se transmet. Cette tâche incombe en grande partie aux parents.
Que faire pour accompagner les parents dans cette tâche ?
A. B. – Je ne veux pas donner des réponses toutes faites. Chacun de nous doit faire des efforts pour échanger et laisser la place aux valeurs humanistes sans avoir d'idées préconçues. N'oublions pas qu'il y avait beaucoup de sagesse lors des réunions intergénérationnelles qui avaient lieu dans les veillées et les réunions associatives. Aujourd'hui, nous devons y revenir même si le monde actuel est devenu individualiste. Il me semble que c'est votre démarche chez Quokka… Demandons-nous par exemple "qui" sape l'autorité parentale ?  "Qui" crée la dépendance aux images ? "Qui" développe les inégalités ? etc. Les témoignages des milliers d'enseignants et éducateurs qui apparaissent dans la série « Faire Face » parviennent à circonscrire un adversaire sournois : la société de consommation. « Consommer c'est un gros mot, ça veut brûler, cramer… » dit Xavier Pommereau, psychiatre hospitalier pour enfants et adolescents. Le téléphone qui sonne en classe est-il prioritaire sur la parole de l'enseignant ? L'information formatée sur le web ne vient-elle pas écraser la pensée intellectuelle etc... Voilà, en réfléchissant comme cela, à partir de nous-mêmes, nous avons mis à jour un "adversaire". Il en est de même pour les autres fondamentaux. Lorsque nous sommes dans une vérité juste, l'enfant la comprend tout seul et fait lui-même l'effort de s'en dégager.
On retrouve cette approche dans la définition de l’autorité rappelée dans l'un des films : en latin, augeo signifie augmenter, faire grandir.
A. B. – Oui, cette définition hautement philosophique rappelle que nous avons l'autorité sur nos enfants lorsque nos paroles, nos actes et nos pensées reflètent une autorité supérieure. L’éducation consiste à mettre notre enfant en position plus haute que nous. Maintenant comprendre également que nous-mêmes nous nous tirons vers le haut lorsque nous rendons notre enfant meilleur que nous est une découverte merveilleuse à faire en qualité de parents.
La responsabilité du parent serait donc d'abord de se connaître soi-même ?
A. B. –"Connais-toi toi-même et tu connaitras l'univers les dieux" disait Socrate. Pascal en faisait une priorité : "Se connaître soi-même, cela sert au moins à régler sa vie…". Dans le langage des Compagnons du Devoir qui est le mien, on dit que la graine ne pousse pas seule. Il faut la protéger, la soigner, l'arroser, la tailler, afin qu'elle donne naissance au nouvel arbre. L'identité individuelle d'un enfant, c'est cet arbre à venir et qui est pourtant déjà là, en germe. De façon identique, pour un Compagnon, la pierre qu'il taille comporte déjà, en elle et de manière consubstantielle, la pierre parfaitement taillée. À lui de la retrouver. Ce retournement de la loi de causalité est un mystère. Mais un parent devrait considérer le petit être humain à qui il a transmis la vie comme un mystère infini.
Quelle cohérence éducative voyez-vous entre ce qui est transmis à l’école et ce qui est transmis par les parents ?
A. B. - A l’école, on se concentre maintenant exclusivement sur les savoirs, délaissant complètement le système de croyances dans lequel vit l'enfant. A priori, ceci semble inhérent à une société laïque, sauf que les croyances vont bien au-delà de l'aspect religieux. Dans les films "Face aux images"  et "Face aux rêves et aux sciences" est abordé ce thème du SAVOIR et du CROIRE. Dans une éducation, qu’elle est la part de croyances et celle des savoirs dits objectifs ? L'épisode n°5 explique comment le Savoir et le Croire sont deux piliers entre lesquels on fait circuler un enfant afin qu'il se construise : il croit à quelque chose, du coup il acquiert le savoir qui l'accompagne.
Le rôle des parents serait de travailler sur les croyances ?
A. B. –Apprendre à son enfant à ne pas croire n'importe quoi, lui apprendre à choisir ce à quoi il croit, lui apprendre à changer de croyance de temps en temps... Voilà un beau chantier à une époque où les enfants ne croient plus  à grand-chose. "Tout se vaut", "tout est relatif"… entend-on souvent dans leur bouche. Dans l'épisode n°5, Yves Quéré et Pierre Léna, physiciens de l'Académie, se désolent de cette méconnaissance profonde de la notion de "relativité".
Le pédagogue Philippe Merieu donne de son côté une merveilleuse définition de l’enseignement. Pour lui, l’enseignant est celui qui émet la parole, celle du savoir, et qui en même temps est invité à se décentrer, pour se mettre à l’écoute de l’élève et de ses questions.
L'enfant va grandir grâce à ses questions et non par les réponses qu'on lui apporte (gaver de réponses étant encore une attitude de consommateur). Eduquer un enfant, c'est lui apprendre à se questionner lui-même.
Cela invite les adultes à un positionnement humble, à fuir toute autosatisfaction stérile, à éduquer non seulement avec l’intellect, mais aussi avec le cœur et le corps, dans une vraie relation à l’autre. L'école ne s'adresse qu'à l'intellect, elle se fiche du corps et du cœur. Les parents ont le droit et le devoir de s'en occuper car ils font grandir tout autant.
En quoi le rêve occupe-t-il une place importante dans l’éducation des enfants et peut être aussi dans l’orientation?
A. B. – Le rêve, c’est une promesse, celle de l’embryon dans le ventre de la mère. Les rêves de consommation ne vont pas bien loin, ils ne nourrissent pas, ils gavent et provoquent une addiction. C’est pareil pour les  « j’aime/ j’aime pas » qui sont souvent des a priori, des stéréotypes. Ce qu’il faut protéger, ce sont les "bons rêves". Dans l'épisode n°5 des scientifiques comme Pascal Picq (paléoanthropologue) et André Brahic (astrophysicien) émettent l’idée de laisser parler les enfants sans les influencer, car ce sont leurs rêves qui vont les guider et donner un sens à leur vie. Oui, une orientation scolaire bien menée serait la concrétisation pas à pas d'un rêve. Et alors explosent toutes les peurs engendrées par notre société de consommation.
Vous-même, avez-vous été bien orienté?
A. B. – Pas du tout ! Comme j’étais très bon en maths, pour faire plaisir à mes professeurs, j’ai fait deux ans de Maths Sup et Spé. Mais l'aspect de ces études entièrement tournées vers la technologie productiviste m'a rebuté. Aussi, à deux mois des concours de Polytechnique et autres grandes écoles, j’ai tout arrêté pour démarrer une école de cinéma !  Bien plus tard, j’ai compris que ce n’étaient pas les mathématiques qui m’intéressaient. C'était la géométrie, cette géométrie issue de la philosophie traditionnelle qui structure l’espace, le temps et la pensée. Cette géométrie qui fouille l’inconnu rationnellement et explique les archétypes de l'humanité et les symboles. Si j'avais été bien orienté, si j'avais rencontré quelqu'un d'assez cultivé et au fait de ces choses, je n'aurais pas perdu autant d'années. Finalement, mon rêve m'a rejoint. J'apprends à penser juste et je le transmets, comme on apprend un tracé…

2 commentaires:

  1. Yves Michel me transmet ce jour l'aboutissement de ce beau projet dont je n'avais pas entendu parler. Je suis particulièrement ravie de le connaître et la conclusion de votre interview me renvoie à ma propre recherche : j'apprends aussi à penser juste et je le transmets.

    Mon apprentissage a connu d'autres chemins que les vôtres puisque c'est en m'affrontant à un abus de pouvoir que j'ai découvert les effets de l'arbitraire. Un travail sur soi et sur le monde institutionnel m'a permis d'affronter le conflit avec un représentant de l'autorité scolaire (Une mère face à l'école, l'autorité, les abus, trouver un juste équilibre, édition Yves Michel, 2007).

    Je poursuis cette recherche, commencée en 1998, par un parcours théologique depuis deux ans et votre rapporchement avec la géométrie issue de la philosophie traditionnelle me parle beaucoup puisque je suis en ce moment plongée dans la séparation entre la philosophie et la théologie.

    Bonne continuation et j'espère que votre travail rencontrera beaucoup d'échos dans la société qui en a bien besoin.
    Josiane Blanc

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    1. Merci Josiane pour ce partage que je transmets à Armand Bernardi qui sera heureux de vous lire.
      A bientôt le plaisir d'une rencontre et d'échanges réels à l'occasion peut-être de la projection du 31 mars.
      Chaleureusement
      Karine

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